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Pour des émotions positives au travail

Par : David Alis Professeur, Université de Rennes 1 (IGR-IAE, CREM CNRS) 

Souffrance, stress, insatisfaction au travail : l’organisation du travail est accusée d’être pathogène, voire responsable de cas de suicide au travail. Les études sur le cynisme des directions, l’épuisement et le harcèlement des salariés se développent. Les pressions pour baisser le coût du travail, améliorer la qualité et suivre les normes et protocoles, développer la flexibilité, sacrifier au « culte de l’urgence » (Aubert 2004) sont toujours d’actualité. Selon l’expression de De Gaulejac (2005), c’est la société qui est ainsi « malade de la gestion ».

Outre ces tensions liées au fonctionnement des organisations et aux contraintes économiques, l’insatisfaction au travail constitue une caractéristique française par rapport aux autres pays industrialisés. La « société de défiance » qui caractériserait la France se traduirait par une méfiance systématique envers les institutions (pouvoirs publics, marché…) et de l’incivisme. Le « capitalisme d’héritiers » et la mauvaise qualité des relations sociales influenceraient négativement la satisfaction au travail (Philippon 2007). Certaines évolutions récentes qui aurait pu a priori améliorer les conditions de travail n’ont pas eu les effets escomptés. Ainsi la mise en place des 35 heures s’est traduite par une focalisation sur le temps de travail effectif au détriment de tous les autres temps sociaux (temps d’échanges, temps de formation, temps de discussion…).

Ce culte de la productivité se traduit par une intensification source d’insatisfaction au travail et ces normes élevées de productivité constituent des obstacles à l’allongement de la durée de vie professionnelle. Les temps de « partage des émotions » collectives et positives (selon l’analyse de N. Alter (2009) dans son ouvrage sur le don en entreprise) ont souvent été sacrifiés du fait de cette focalisation du temps de travail effectif. La réduction du temps de travail a eu comme effet de renforcer le temps hors travail, mais pas les émotions positives (joie, plaisir…) au travail. De même, la montée du travail relationnel avec le « client » (patient, usager, voire client interne ou externe) - succédant au travail avec la machine dans le cadre d’une économie des services ne s’est pas traduite par un mieux être. Selon l’enquête SUMER 2003 menée auprès 1 de 25 000 salariés français, près de trois salariés sur quatre travaillent en contact avec le public, de vive voix ou par téléphone (soit 63 % des hommes et 80 % des femmes).

Selon cette enquête (Bue et Sandret 2007), un salarié sur quatre en relation avec le public subit des agressions verbales : 22 % de ces salariés déclarent avoir subi une agression verbale et 2 % une agression physique au cours des douze mois précédant l’enquête Sumer. La confrontation avec des populations fragiles apparait aussi difficile : 37,2% des personnes interrogées sont amenées dans leur travail « à être en contact avec des situations de détresse » et 47,4% affirment « devoir calmer des gens ». Or il est difficile de mener des échanges positifs lorsque l’on est systématiquement confronté à des situations de souffrance et de détresse (la contagion des émotions négatives est ici à l’œuvre). Les postiers, les employés de banques, les agents de sécurité et les professionnels de la santé figurent parmi les métiers les plus touchés par les agressions verbales. Dans ce contexte d’exigence croissante du travail et de tensions relations relationnelles, le soutien de l’organisation apparait crucial. Or selon la dernière enquête européenne de la fondation de Dublin (Parent-Thirion et alii, 2007), la France se distingue par le manque de soutien ressenti par les salariés, qu'il s'agisse du soutien :
- par les collègues (EU 27 : 67,6 %, France : 50,8 %),
- par la hiérarchie (EU 27 : 56,1 %, %, France : 36,7 %)
- ou de la possibilité de recourir un appui extérieur (EU 27 : 31,6 %, France : 16,3 %).

La montée des émotions négatives au travail (peur, angoisse, colère…), des tensions et de l’épuisement au travail est à l’ordre du jour. Les études, ouvrages, articles sur la souffrance au travail se multiplient, cherchant à en déterminer les causes ou à en analyser les conséquences. La création du GRT sur la santé et la sécurité au travail a permis de mettre en valeur l’apport de la GRH dans cette perspective (Abord de Chatillon et Bachelard, 2005). De nombreux travaux privilégient une approche « pathogénique » du travail focalisée sur la théorisation et la modélisation et l’enregistrement de maux ainsi que leurs impacts dysfonctionnels sur les plans individuels et organisationnels (Gil-Monte, Moreno et Neveu, 2006).
L’objectif est de répondre au mal-être du salarié à partir de politiques organisationnelles adaptées, réactives et ciblées. Ces politiques de prévention ou de réparation du mal-être, visant diminuer ou prévenir les émotions négatives, sont nécessaires dans ce contexte marqué par des nouvelles organisations du travail pathogènes. Cette perspective n’est cependant pas la seule possible.

Et si l’on adoptait une autre perspective, tournée vers le bien-être et les émotions positives ? Cette autre approche est fondée sur la santé des salariés. Elle s’intéresse au renforcement des ressources des salariés pour mener à bien leur mission. L’enjeu est ici « de tabler sur la qualité des compétences disponibles en interne pour répondre aux défis posés par les contraintes imposées de la relations » (Gil-Monte, Moreno et Neveu, 2006). Pour développer ces émotions positives et ce renforcement des ressources des salariés, il s’agit d’abord de considérer que les organisations sont saturées d’émotions et qu’il faut 2 apprendre à les reconnaitre, les décoder. Le management de l’entreprise est en train d’évoluer de la proscription à la prescription des émotions en entreprise (Lhuiller 2006).
Cette dimension émotionnelle de la vie dans les organisations est encore peu connue en recherche en France, à l’exception de la contribution pionnière de Van-Hoorebeke (2003, 2004, 2005, 2006) de la publication du numéro spécial de la revue Travailler (Soares, 2003), de l’invitation formulée par Thevenet (1999) ou de travaux critiques focalisés sur l’intelligence émotionnelle (Gond, Herrbach, Mignonac 2003) ou de Scoyez et Vignon (2009) sur le travail émotionnel des hôtesses de caisse. Ce sont bien tous ces thèmes : travail émotionnel, dissonance émotionnelle, relations difficiles avec la clientèle, qui traduisent le vécu de salariés qui méritent d’être approfondis et qui ont un lien direct avec la santé au travail des salariés. Ces thèmes font l’objet d’une littérature abondante dans le contexte anglo-saxon.
Les chercheurs français intéressés peuvent suivre le développement de cette « révolution affective » dans la recherche sur les organisations, recherche qui s’est développée ces dernières années. Le numéro de Human Relations (2004) a marqué les étapes du développement de la recherche en management sur le travail émotionnel : création de revues de recherche spécialisées, publication d’ouvrages et d’articles de référence, collaboration systématique au niveau international avec notamment le lancement d’un réseau intitulé EMONET en 1997 qui compte aujourd’hui plus de 700 participants. Deux publications issues de l’Academy of Management (Barsade & Gibson, 2007, Elfenbein, 2007) constituent des introductions de qualité à ce champ de recherche, encore émergent dans la littérature francophone mais bien balisé dans la littérature anglo-saxonne. Les travaux sur la contagion émotionnelle valorisent également les émotions positives au travail. Dans le domaine commercial, l’expression d’émotions positives intenses des vendeurs favorise la performance commerciale.

Ces émotions positives sont cependant plus complexes à manifester qu’un simple script. La recherche porte sur les coûts de cette prescription émotionnelle en termes de santé psychique au travail quand les ressources nécessaires à ce travail émotionnel font défaut (Luilhier 2006). Les travaux nombreux sur la dissonance émotionnelle montrent que celle-ci est liée à l’épuisement émotionnel, un haut niveau de stress, une perception accrue de stress au travail, une satisfaction eu travail en baisse et une baisse du niveau de bien-être global. Cette dimension longtemps « oubliée » de l’individu à l’organisation (Chanlat 1990) gagne ainsi à être approfondie.

L’autre perspective est la perspective positive. Cette approche est à lier au mouvement de « psychologie positive » (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000), qui vise à renforcer les ressources des salariés. Ce courant vise également à réhabiliter les vertus. Un récent numéro du Journal of Organizational Behavior (Wright & Quick 2009) permet de faire le point sur l’influence de ce courant en management, son histoire et ses perspectives. Ce courant de psychologie positive s’est en effet traduit par deux courants de recherche dans le domaine du management anglo-saxon : positive organizational behavior (POB : issus des travaux du chercheur Luthans (2002), professeur à l’université du Nebraska) et Positive Organizational Scholarship (POS : issus des travaux de Cameron, Dutton & Quinn (2003), professeurs à l’université du Michigan). 3 Ces démarches positives visent à renforcer les ressources psychologiques des salariés (espoir, confiance, optimisme, résilience…) pour leur permettre de mener à bien leur mission.

C’est selon nous une mission de la GRH. Selon l’expression de Peretti (2006), les personnes ne sont pas des ressources, mais ont des ressources qu’il convient de faire fructifier et de renforcer. Il est frappant de lire la référence au petit traité des grandes vertus d’A. Comte-Sponville dans la bibliographie des ouvrages en psychologie et management positif. Et si la GRH redécouvrait le positif ? Il ne s’agit pas nécessairement de suivre toutes les perspectives de Seligman et sa volonté à l’instar du manuel sur les pathologies DMS, de proposer un manuel de vertus. Cette prétention « positive » peut faire sourire. Le fait de vouloir nier la part d’ombre individuelle et organisationnelle n’a rien de bon. Il ne s’agit pas tomber dans l’idéologie de la pensée positive : Ehrenreich (2009) en dénonce avec brio les faiblesses, les limites et les préjugés dans son dernier ouvrage. Il ne s‘agit pas que les DRH cherchent à imposer cette idéologie dans l’entreprise avec des émotions interdites. Les ouvrages de Gaulejac montrent les limites de ces approches qui cherchent à normaliser les comportements.
Une vie sans émotion négative ne serait pas une vie. Cependant, dans nos organisations en changement ou dans la tourmente, il est bon d’être capable d’identifier les émotions ressenties par les personnes, de suivre l’itinéraire de recherche de Seligman et d’être capable de passer de la théorie de « l’impuissance acquise » à la théorie du changement, « d’apprendre l’optimisme », pour renforcer les ressources personnelles. L’objectif est aussi de s’intéresser au rôle de la compassion dans des organisations (Frost 2003). En conclusion, au moment où la France se caractérise par beaucoup de tensions et de malaise au travail, c’est tout ce thème des humeurs et des émotions (positives et négatives) au travail qu’il s’agit pour nous d’approfondir. Les travaux sur la gestion des ressources humaines en France (le pays de Descartes, pays de la raison ?) méconnaissent encore ce thème des émotions alors même qu’il est en pleine expansion dans de nombreux pays.
Les travaux publiés depuis plus de 27 ans suite au travail séminal d’Hochschild (1983) gagnent selon à être mieux connus et reconnus : Au niveau conceptuel et méthodologique, les perspectives de recherche sont nombreuses et les implications managériales sont fortes. Dans un pays comme la France soumis à des exigences forte de productivité, aussi reconnu pour la qualité de ses services, de tels travaux constituent une opportunité de concilier rigueur et pertinence. En attendant, je vous souhaite beaucoup d’émotions - en particulier d’émotions positives - dans votre vie professionnelle ! David ALIS